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La sioule [poème]

tous les samedis je vais aux scouts
j’y vais pour devenir un jour
un loup majeur
premier des lettres
alpha

mais je ne suis qu’un louveteau
un garçon né
cela prendra du temps
avant de devenir

j’y vais pour m’élever
qu’on me fasse la peau
pour que la meute
mate ma peau
qu’elle tanne mon cuir
m’endurcisse

j’y vais pour le grand air
dans l’hôpital désaffecté
pour le retour au vert
et ce grand bol d’air dur
au bord de l’autoroute

et je retourne là
où des déments
des suicidaires
des sociopathes
des dépressifs
des bipolaires
des schizophrènes
furent maintenus
contenus tenus là
entre ces murs

j’y vais pour apprendre à bâtir
construire un camp creuser latrines
porter de l’eau faire feu
et marcher sans faillir
marchons marchons
on marche en raids
comme de bons petits soldats
avec leurs uniformes repassés

on chante aussi
on prie
on se signe à la messe
avant la communion
le bénédicité

tous les samedis je reproduis
les gestes tous les gestes
plus petits que les grands
refais petit refais les mêmes
les gestes en plus petits
mêmes gestes que les grands
avec tes petites mains petit
presque leurs gestes

un jour tu les apprendras
à d’autres louveteaux
tu t’inscriras dans cette filiation
tu seras fier d’apprendre
à reproduire les mômes
à les refaire pour la survie
ces gestes entre hommes
de notre espèce de sexe
refaire les gestes qui feront
à force de nous sexe
de futurs loups des durs
dans mon cuir leur regard
et surtout pas des louves

en attendant petits
il faut bien que nos corps
se défoulent et s’affrontent

il y a des phases de détente
au milieu de l’effort
il y a des jeux pour ça
en fait de jeux du sport
du sport on fait
beaucoup de sport
sport en équipes
pour la dépense
l’affrontement
et le déchainement
la lutte

on joue au foot
d’accord
au prisonnier
au volleyball
d’accord d’accord
même au handball
c’est d’accord
c’est d’accord
on joue tous les jeux qui pourraient
opposer nous nous mesurer
on joue avec une balle ou un ballon
dans la main ou au pied
une balle qu’il faut tirer ou arracher

on joue de toutes nos forces
sans mesure à la sioule
tout est permis pour convoyer la balle
pour la mener dans la surface adverse
on s’agrippe
on se mêle
on s’attrape
on se plaque
baise balle
tout faire pour l’emmener
dans l’en-but opposé

je la tiens dans mes mains
c’est moi qui possède la sioule
quelques secondes

envol à peine
moineau
et me voilà
à terre

il s’est jeté sur moi
un presque loup son poids
me plaque au sol
plus rien bouger

quelques secondes
cinq autres assaillants se jettent
eux tous en liesse
mains bras leurs corps
s’entassent et me compriment

plus rien ne bouge
mon corps s’est arrêté maté
par la sizaine

ma poitrine de mouvoir
plus rien bouger je cède
sous la masse des lupus
ils font corps se raidissent

le ciel défile
temps gris
s’étire

l’un deux reprend la balle
les joueurs me libèrent

je pourrais respirer
rien n’empêcherait alors
ma poitrine de refaire
inspire
qu’elle insuffle de l’air
qu’elle se soulève alors
fouette mon sang
rien alors que je prenne
inspire
que je
reprendre corps
mais je n’y parviens pas

tout est coupé

à cet instant la fin
je me dis c’est la fin
puisque je n’ai plus d’air neuf
mon corps me lâche
je vis je me dis cet instant
c’est l’instant de ma fin

ciel gris
et la terre froide et molle

je me dis j’ai vécu
ma vie est là derrière
les loups m’ont bien vaincu
ils m’ont tout pris

sursaut
moineau d’un fil
un reste à battre me relance
ma poitrine se relâche
elle se soulève affaisse
elle reprend par à coups
l’air un filet
des bouffées d’air filet
à coups d’air je remonte
prends l’air remonte
reprends tout l’air
prends l’air tout l’air que tu peux prendre

je prends l’air gris suffoque
mettre du son dans l’air

j’ai failli
bien failli
ce jour-là
j’ai failli

Julien Bucci