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Écrire, c’est choisir… [article]

Article de Julien Bucci, sous licence Creative Commons : CC BY-NC-ND

Écrire, c’est choisir. Des images, des mots, des idées et des associations d’idées. Écrire, c’est puiser dans un ensemble de références qui constitue notre être véritable, comme autant de ressources qui témoignent de notre rapport sensible, unique, au monde et au vivant.

Chaque expérience de vie ou de mort nous transforme, élabore, densifie, notre identité. C’est dans ce puits que va s’abreuver la personne qui écrit. Puits d’expériences, de savoirs et de connaissances. Puits de même profondeur pour tous et toutes à l’origine, pourtant jamais rempli à même hauteur et de la même manière.

L’écriture mobilise des souvenirs, des images et des mots. Encore faut-il disposer d’un certain nombre de compétences scripturales et d’un minimum de capital linguistique pour y accéder.

Certaines personnes n’auront qu’à se pencher pour aller puiser en elles des mots, des sensations et des images. Pour d’autres, il conviendra de réveiller les eaux dormantes, quand d’autres devront extraire en profondeur, voire extirper, des ressources bien plus rares et limitées.

…à partir d’un capital linguistique inégal

Les inégalités linguistiques se déploient à toutes les échelles de la société, à tous les âges et dans tous les territoires. Car nous ne sommes pas égaux face à ce que Pierre Bourdieu qualifiait de capital linguistique, qui est une forme de « capital symbolique qui, dans certaines conditions, peut fonctionner comme un capital économique ou politique. » (Pierre Bourdieu).

L’amplitude et l’hétérogénéité de notre vocabulaire dépendent de notre environnement socio-éducatif et de la fréquence des interactions verbales auxquelles nous avons été confrontés.es dès l’enfance.

« Toujours parler avec précaution, peur indicible du mot de travers, d’aussi mauvais effet que de lâcher un pet. Mais (mon père) détestait aussi les grandes phrases et les expressions nouvelles qui ne “voulaient rien dire“. (…) Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide. (…) Puisque la maîtresse me reprenait, plus tard j’ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que “se parterrer“ ou “quart moins d’onze heures“ n’existaient pas. Il est entré dans une violente colère. » (Annie Ernaux)

Les personnes issues de milieu populaire et/ou en situation d’illettrisme, toutes celles qui ne maîtrisent pas les arcanes du langage officiel, sont le plus souvent contraintes au silence ou à une forme d’invisibilisation quand elles sont confrontées à des situations sociales, professionnelles ou institutionnelles. Elles disposent néanmoins du recours à la créolisation de la langue et à « l’argot (qui) est le produit d’une volonté de se distinguer au sein d’un marché dominé ». (Pierre Bourdieu)

Nous disposons tous et toutes d’un répertoire lexical : ensemble de mots qu’une personne a la capacité d’employer couramment. On y distingue les mots que nous utilisons régulièrement (vocabulaire actif) et tous les mots que nous sommes capables de comprendre sans forcément y recourir (vocabulaire passif).

La richesse de notre répertoire lexical varie en fonction de plusieurs facteurs comme le contexte socio-éducatif et le degré d’exposition à la pratique de la lecture, de l’écriture et de l’oralité.

  • Un enfant de 6 ans dispose en moyenne d’un répertoire de 1 000 à 2 000 mots courants
  • Une personne en situation d’illettrisme utilise en moyenne 800 à 3 000 mots pour s’exprimer. Son niveau de vocabulaire peut donc, en apparence, être comparé à celui d’un enfant de 6 ans, avec une expérience de vie bien plus vaste qui lui permet d’adapter sa communication et d’inventer et employer des systèmes compensatoires (gestuelle, émojis, périphrases, néologismes, intonations…).
  • Une personne adulte utilise activement entre 2 500 et 5 000 mots dans son expression quotidienne. Le vocabulaire passif pouvant être beaucoup plus large (entre 30 000 et 50 000 mots).

L’écriture créative, quand elle se déploie avec une visée sociale, quand elle s’adapte aux besoins et aux capacités de chaque personne, peut devenir un outil inclusif, reliant et émancipateur, qui peut concourir à réduire les inégalités linguistiques.

Se relier à soi

Quand j’accompagne l’écriture en tant qu’animateur d’ateliers, j’identifie assez rapidement (au sein d’un groupe ou chez une personne isolée) ce qui freine ou limite l’expression créative. Certaines personnes sont bloquées devant la page, parfois paralysées. Retour à la « page blanche » où rien ne s’écrit, rien ne parvient.

En intervenant individuellement auprès de ces personnes, en échangeant spontanément avec elles, il s’exprime souvent les mêmes difficultés : « Je n’ai pas d’idées », « J’ai pas les mots », « Je ne sais pas », « Je n’y arrive pas ». Angoisse d’y aller. Pour aller où ? Peur de ne pas.

On n’échappe jamais complètement à l’enjeu de vouloir « répondre » de façon appropriée, de façon « correcte » et scolaire, à l’invitation d’écrire. En discutant avec ces personnes, je leur démontre assez facilement qu’elles ont des idées (parfois trop) et que le plus difficile, in fine, est de choisir parmi toutes ces idées.  

On n’a pas besoin d’inspiration pour écrire. Mais il est nécessaire de s’écouter, d’entrer en soi de façon détendue et sereine. Entendre voir ce qui s’élabore à l’intérieur. Sonder ce qui est déjà là, en nous, de façon plus ou moins visible.

« J’ai l’habitude
De me considérer
Comme vivant avec les racines,
Principalement celles des chênes.
Comme elles
Je creuse dans le noir
Et j’en ramène de quoi
Offrir du travail
À la lumière
. » (Eugène Guillevic)

C’est une question de confiance. En soi, en l’autre, en l’espace social qui nous environne.

Écrire, de nos pensées, nos souvenirs

L’acte d’écrire commence bien avant la mise en mots de l’écrit (acte de transcription). Il y a une réflexion préalable où la pensée émerge, puis se structure. Les mots commencent à s’associer.

La pensée surgit sous forme de flux d’images, d’idées, de sensations, de souvenirs.

En écrivant, on cherche à traduire en mots une élaboration mentale multiple, dense et ininterrompue. Il faut parvenir saisir au vol le fil de notre pensée, qui va et vient, sans cesse.

Extrait de Prose aux dits, de Julien Bucci

« Écrire, c’est transformer à l’extérieur ce qui est à l’intérieur. » (Duras)

Chemins

Quand on écrit, on se relie à des souvenirs. Et la mémoire surgit souvent de manière involontaire, à la faveur d’une réminiscence ou d’une pensée-éclair. Choc de madeleine.

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; (…) Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » (Marcel Proust)

On pense. On attrape une pensée. On la transcrit. L’écriture s’élabore de cette façon qui semble linéaire. Or, le cerveau et la main fonctionnent simultanément. Et la main cherche à suivre la vitesse démesurée de la pensée. Ça n’a rien d’évident. Et parfois, on renonce.

Il peut alors être recommandé, pour des personnes qui se sentent débordées par la multiplicité et la complexité de l’écriture, de dissocier les choses, en procédant étape par étape. En premier lieu, se laisser penser. Observer une pensée. Lui prêter forme, l’agencer. Puis, enfin, la transcrire.

Écrire, de l’existant

Quand on manque de mots, quand on les cherche, on peut s’appuyer sur des textes existants pour y puiser d’autres idées, d’autres manières d’exprimer une émotion ou de composer une image.

Il existe une multitude d’inducteurs et de jeux d’écriture qui invitent à écrire à partir d’un texte existant : en le transformant, en l’amputant, en l’amplifiant… C’est une manière très efficace de désacraliser le rapport aux mots, aux livres, à l’écriture.

Le cut-up

« Le cut-up est une façon de déconstruire le langage du pouvoir » (William Burroughs)

Cut up

Dans le jeu du cut-up, popularisé par l’auteur William Burroughs, l’écriture procède du collage. Des blocs de mots ou de phrases sont découpés dans un texte de base (qui peut être un poème, un extrait de roman…), puis réagencés et collés. C’est, littéralement, un jeu de couper/coller (mais aussi de glisser/déposer), où la main coupe/écrit.

Choisissez un texte. Isolez des mots ou des groupes de mots. Découpez-les. Positionnez-les sur une feuille à part. Glissez/déposez les blocs jusqu’à obtenir une création qui vous plaise. Collez les blocs pour fixer votre cut-up.

« Les cut-ups sont pour tout le monde. Tout le monde peut en faire. C’est expérimental dans le sens où il faut le pratiquer. (…) Tout fait d’écrire est en fait du cut-up. Un collage de mots lus, entendus intentionnellement ou malgré vous. (…) Vous ne pouvez pas vouloir la spontanéité. Mais vous pouvez introduire l’imprévisibilité et la spontanéité avec une paire de ciseaux. (…) Se saisir des mots comme des objets physiques que l’on peut manipuler, ré-arranger. Mettre la main sur les mots pour pouvoir leur couper leurs sales petites têtes avec des ciseaux, si l’on veut. Pourquoi pas ? Les mots ne sont pas sacrés » (William Burroughs)

Jeux oulipiens et autres jeux

Les artistes et chercheurs.euses de L’OuLiPo ont inventé un grand nombre de procédés littéraires et mathématiques où l’écriture se forme à partir d’un texte existant.

Dans le S+7, on remplace chaque substantif d’un texte de base par le 7e substantif trouvé dans le dictionnaire. Ainsi, La cigale et la fourmi devint La cimaise et la fraction, après que Raymond Queneau l’aie transformée.

Dans la Traduction antonymique, on cherche à écrire le contraire d’un texte. Trouver l’antonyme des mots jour, haut, clair, est relativement simple. Mais qu’en est-il des mots tabouret, main ou coquelicot ?!

Dans la Littérature définitionnelle, on remplace chaque mot d’un texte de base par sa propre définition. Le résultat, bien que ronflant, est souvent drôle et étonnant.

On peut procéder à des permutations, comme dans ce poème de Benjamin Péret où l’auteur transforme une comptine traditionnelle en permutant plusieurs éléments du texte.

Avec les mots-valises, on invente de nouveaux mots composés par fusion d’au moins deux mots existants. Le plus souvent, on combine le début de l’un et la fin de l’autre, ce qui permet d’obtenir, par exemple, le mot Sardinosaure, cher à Jacques Roubaud et Olivier Salon.

Le caviardage

Le caviardage propose une expérience libératrice où l’écriture se fait par retranchements et retraits. Le mot caviardage viendrait de l’expression Passer au caviar, le noir du caviar faisant référence aux biffures qui émaillent le texte qu’on rature et de l’époque tsariste où des censeurs effaçaient des mots ou des phrases entières avant diffusion publique des textes.

Mon recueil Poèmes joue ! Joue ! comprend quatre caviardages où l’enfant est invité à explorer des émotions comme la joie ou la colère, en raturant la matière d’un texte-martyre, en jouant avec la pâte-mot (comme le proposait le poète Christophe Tarkos).

Ici, les enfants sont invités à ne retenir que quelques mots du texte de base en les entourant. Puis à dessiner. Et enfin, à cacher tous les mots qu’ils ne souhaitent pas garder, de toutes les manières possibles (hachures, vagues, points, biffures…).

Ci-contre, quelques caviardages réalisés dans le cadre d’ateliers coanimés par Rose Bucci et moi-même, en milieu scolaire ou extrascolaire.

On conseillera le très beau livre Flambloyante parmi l’obscur, de Sophie Grenaud, où l’autrice caviarde de multiples façons un texte classique. L’opération, à la fois littéraire et graphique, revitalise un texte originel sans grand intérêt.

L’opération inverse au caviardage s’appelle le lardage. On vient engraisser un texte existant en lui rajoutant des mots, des phrases, insérées aux endroits de son choix. Le texte s’enrichit, se développe, se précise à l’envi !

S’adapter

Afin de faciliter la pratique de l’écriture, on peut aussi :

  • Recourir à des technologies comme la dictée vocale ou certaines I.A. (intelligences artificielles)
  • Mobiliser la dimension ludique et combinatoire de l’écriture, comme dans le jeu Matières à poèmes, de Dorothée Volut
  • Mettre en place un accompagnement individualisé à l’écriture en proposant des accès distincts à l’écriture en fonction des capacités de chaque personne
  • Proposer une assistance à l’écriture, en transcrivant un écrit élaboré à l’oral (relation d’aide inspirée de l’écrivain public)
  • Utiliser des supports visuels (photos, tableaux, BD, films) comme déclencheurs d’écriture
  • Simplifier les inducteurs d’écriture et auteuriser au maximum les écrivants. Les inviter à s’approprier librement les propositions, voire à les détourner.
  • S’éloigner au maximum de toute référence à l’écrit scolaire sanctionné par une évaluation. On peut mettre en place un espace d’écriture qui se distingue de la disposition habituelle de la salle de classe en disposant les tables et chaises en cercle. On peut inviter les personnes à écrire sur des feuilles dépourvues de lignes et de marges. Rien n’empêche également d’investir une feuille A4 de façon horizontale (en format paysage) plutôt qu’en format vertical (format portrait).
  • Encourager la personne qui écrit à rebondir d’une idée à l’autre en pratiquant l’association d’idées afin de développer la plasticité cérébrale. Je propose souvent en guise d’échauffement ce jeu très simple : je demande à chaque personne d’énoncer à voix haute le premier mot auquel elle pense, sans réfléchir, lorsqu’elle entend un mot que je propose. J’annonce le mot « rouge ». On obtient, à l’oral, des mots comme : passion, tomate, noir, sang, rougeole, coquelicot, vernis, vert, cerise, feu, écarlate, viande, pourpre, amour, fraise, rougeur, vin, grenat, velours, honte… On entre de plain-pied dans la puissance polysémique du langage.

« Prenons un arbre. On peut le décrire de manière scientifique, mais on sait peu de l’arbre quand on fait cela, car ce qui fait la réalité de l’arbre pour chacun d’entre nous, c’est l’expérience que nous avons de l’arbre, c’est l’imagination illimitée que nous avons de l’arbre, parce qu’il n’y a pas un arbre, il y a mille arbres : tous ceux que vous avez côtoyés, la cabane construite autrefois, l’arbre tombé, l’arbre qu’on a vu brûler, l’arbre immense dont le nom fait rêver… Il y a tous ces arbres dans l’arbre, et c’est cette réalité que la poésie révèle, cette réalité illimitée dans un réel immédiat. » (Siméon) 

Tous ces procédés, toutes ces techniques, permettent de relativiser l’enjeu, parfois éprouvant, voire paralysant, d’élaborer un écrit créatif. Il n’y a pas tant à inventer ou sublimer. Il convient d’abord de se poser et regarder à l’intérieur de soi. Faire l’inventaire de ce dont on dispose. Et choisir.

Julien Bucci
19/02/2025


Texte sous licence Creative Commons : CC BY-NC-ND. Attribution obligatoire – Utilisation commerciale interdite – Modification interdite


Références, par ordre chronologique

  • Du côté de chez Swann, Marcel Proust, 1913
  • Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Pierre Bourdieu, 1982
  • Cut in Cut up, entretien entre William Burroughs, Brion Gysin et Jean-Jacques Lebel, Change n°41, 1982
  • La Place, Annie Ernaux, 1984
  • J’ai l’habitude, Eugène Guillevic, in Art poétique, 1989
  • Langage et pouvoir symbolique, Pierre Bourdieu, 1991
  • Écrire, Marguerite Duras, 1995
  • La vitamine P : la poésie, pourquoi, pour qui, comment ?, Jean-Pierre Siméon, 2012