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Passons aux hors-d’œuvres [article]

Le mot œuvre vient du latin opera, qui signifie travail. On œuvre ou on est désœuvrés. On est à pied d’œuvre, prêt à bosser. On érige le gros œuvre. On met tout en œuvre…

Le mot œuvre ne désigne pas forcément le processus de travail, la recherche qui a permis l’émergence, parfois la fixation voire la reproduction d’une forme artistique.

Tel que nous l’employons dans le domaine de l’art, le mot désigne plutôt un achèvement. Une forme d’aboutissement, presque une complétude. Un.e artiste pourra ranger dans ce seul mot l’ensemble de sa production. Au terme de sa vie ou de son engagement, l’artiste aura construit une « œuvre ».

Derrière ce mot, presque toujours : la solitude d’un.e artiste qui aura donc « œuvré ». L’œuvre s’écoule dans le tout à l’ego d’un être créateur. Un être placé au-dessus du lot : inspiré, exalté, tourmenté, visionnaire… L’artiste est donc un œuvrier. Et nous, les désœuvrés, nous regardons, nous percevons, nous ressentons tout le vrai dans l’œuvré. C’est déjà quelque chose, une opportunité, d’être à cette place de réception, de perception. Il faut bien des regards pour que l’œuvre accède à une forme d’existence. L’art est en face. Situé en dehors de nous.

Il y a une séparation entre les personnes qui produisent des œuvres et celles qui en font l’expérience. Il y a une séparation entre les personnes qui font l’expérience de l’œuvre (même de façon passive) et toutes les autres, l’immense majorité, qui ne le souhaitent pas ou ne le peuvent pas. Beaucoup n’expérimentent d’aucune façon la rencontre d’une œuvre. Ces désœuvrés vivent en dehors de l’art. Ils ont d’autres besoins. Certains urgents, vitaux. Des besoins essentiels auxquels l’art, même dans l’urgence, ne peut répondre. Les désœuvrés ne veulent pas ou n’ont pas les moyens de prendre part à un acte créateur, libérateur, à une découverte culturelle. Ils vivent avec leurs langues, leurs histoires, leurs recettes, leurs héritages… Hors de toute œuvre, ils vivent.

L’art est ailleurs. En dehors de la vie. Alors « l’accès à la culture ». Alors « la médiation culturelle ». Alors « la démocratisation culturelle ». Il faut jeter des ponts entre l’art et la vie. Il faut rendre vivant le spectacle (recours aux mots pour limiter l’écart). L’art « d’œuvre » ne fait pas autrement que le monde dans lequel il s’inscrit : il sépare, il divise.

Séparation géographique entre les lieux de vie et le marché de l’art, le milieu artistique, le circuit culturel. Il faut aller chercher les publics éloignés, les publics empêchés. Quelque chose les empêche, quelque chose les éloigne. On les désigne : ils sont spécifiques ces publics ! Ils ne sont pas au bon endroit (l’endroit de l’œuvre s’entend). Là où l’art est montré, légitimé. Aux publics d’accéder aux œuvres ! Qu’ils se déplacent ! Qu’ils y accèdent !

Séparation entre les basses et les hautes œuvres. Entre la culture populaire, la foire, l’artisanat, le carnaval… et les beaux arts, le 5e, le 6e, l’art vrai, les œuvres d’art, les grands maîtres… Retour aux échelles de valeur. De bas en haut on distingue.

L’art dans l’œuvre reproduit les inégalités du monde, avec ses enjeux de pouvoir, ses mécanismes de domination, ses classes en lutte, ses peuples opprimés. Il procède de cette même verticalité : en-haut le créateur, en bas le commun du vivant. L’artiste parfois réalise un « chef d’œuvre », une œuvre d’excellence, qui fera autorité. Retour au « chef », au dominant.

L’art dans l’œuvre est hors du monde, il flotte au-dessus du terrestre. D’en haut il voit les gens, il pense, il s’interroge. Il voit le monde en pire, en mieux. Il repère ses travers. Quand il a quelque chose à dire, il s’adresse à la communauté. Il l’interpelle. Les vivants sont frappés par cette parole prophétique, parfois violente, cathartique. Elle défie l’usuel, la routine, le connu. Les vivants sont littéralement percutés par l’inédit de l’œuvre. C’est l’accident. Constat : choc esthétique, émotionnel, frontal. Le choc d’une œuvre hors norme, inattendue. L’œuvre est sublime. Elle sublime tout. Même la laideur de l’homme. L’œuvre est tellement sublime qu’elle sidère tous ceux qui la prennent de plein fouet, en pleine face. Les hommes sont secoués, touchés par l’œuvre ! C’est le choc ! Le crash !

Pourrait-on, s’il vous plaît, passer aux hors-d’œuvres ? Passer aux expériences, aux créations et aux échanges : en dehors de toute « œuvre ». Hors l’œuvre unique, même singulière. Passer au pluriel (à titre indicatif). Pour des démarches communes, traversées d’arts et permanentes. Sans délimitations. Sans hauts ni bas. Sans espaces consacrés. Sans créateur désigné. Œuvrer collectivement mais en dehors de l’œuvre. Inscrire les arts dans l’espace du vivant. Arts infiltrés, vécus par tous et toutes, en tous lieux et partout !

Julien Bucci
24/09/2019